Ou le miracle de la place de la Madeleine.
Pourquoi le luxe devient-il de plus en plus rare ? Je me souviens des premiers voyages à Paris de mon enfance, le trajet durait deux fois plus de temps mais il y avait le wagon restaurant, un moment magique. Comme pour une messe il était précédé de la clochette du maître d'hôtel parcourant le corridor des wagons annonçant le premier ou le deuxième service. Nous allions toujours au deuxième : on est moins bousculé disait mon père. Le wagon restaurant était en lui même un endroit féerique, lumières tamisées, bois marquetés, cuivres polis. La table conforme aux canons de la grande restauration, nappe blanche parfaitement amidonnée, verres en cristal, couverts en argenterie, serviette savamment pliée, avait ce côté magique de l'inattendu dans cet espace en mouvement, quant aux cuisines, entr'aperçues en gagnant sa place, par leur étroitesse et l'affairement qui y régnait, elles rejoignaient l'iconographie des récits de Jules Verne. Tout cela sentait le capitaine Nemo. Le chef devait faire des prodiges pour servir dans de telles conditions un repas digne des tables étoilées tout comme les serveurs qui, chaloupant le long des tables, s'acquittaient à merveille d'un service à l'anglaise frôlant l'acrobatique. Deux anciens cuisiniers de l'hôtel travaillaient en tant que chef sur la ligne et mon père ne manquait pas de les saluer avant de passer à table s'ils étaient en cuisines, la qualité de la prestation était de ce fait doublement assurée ! Bien souvent ils venaient, le service terminé, à notre table et la conversation durait jusqu'à l'arrivée en gare d'Austerlitz .

Aujourd'hui une voiture -bar au décor de cantine vous propose, dans un équilibre des plus instable, quiches au micro-ondes ou sandwichs caoutchouteux, plus de café filtre servi dans une tasse en porcelaine mais boisson instantanée soluble dans un gobelet en carton, Nemo ayant pris sa retraite nous prenons la précaution d'emporter quelques sandwichs maison pour le voyage nous réservant la perspective d'un bon diner parisien..
Alain Senderens fait partie de ces chefs emblématiques de la génération des Bocuses et Guérard qui ont réveillé l'art culinaire français dans les années soixante. Il travaille à la Tour d'Argent puis fonde l'Archestrate en 1978 où il obtient trois étoiles michelin, faisant de ce restaurant un des plus réputés du monde. En 1985 il reprend Lucas Carton place de la Madeleine alors sur le déclin et redonne à cet établissement tout son lustre d'antan.
Une longue histoire, créé par Robert Lucas en 1732 sous le nom de Taverne Anglaise, décoré à la fin du XIXe siècle par Majorelle, il est repris en 1925 par Francis Carton et devient un des hauts lieux de la gastronomie française. Outre la salle principale qui conserve toujours son décor art nouveau, il dispose d'une série de salons privés à l'entresol qui furent un temps le siège du Club des Cents, véritable franc-maçonnerie de la fourchette fondée en 1912.
Depuis peu Alain Senderens a transformé les salons de l'étage en bar sous le vocable LE PASSAGE il vous accueille tous les jours avec aux diners une formule "carte blanche"... notre découverte du dimanche soir.
L'entrée est située dans le passage couvert un peu glauque qui jouxte le restaurant, on sonne à la porte vitrée, on grimpe un escalier de bois pour déboucher sur une suite de petites salles au décor années 70 aux tons dorés. Tables blanches sans nappage, couverts inox, serviette papier. Le maître d'hôtel vient s'enquérir de vos allergies et de vos goûts et la fête commence.
En guise d'amuse bouche une bisque de homard et son blanc manger de lieu.
Puis ce sera un plat étonnant : des pâtes de coquille Saint-Jacques, une texture étonnante, une sauce superbe.
On poursuit avec un effiloché d'aiguillettes de pigeon servi avec un jus très concentré et des mini gnocchis.
Vient alors la pièce maitresse une tranche de cochon de lait farcie accompagnée d' un sublimissime risotto au basilic d'une onctuosité incommensurable.
Un dessert plus classique galette oblige clôturait ce festin de Balthazar.
Et le miracle dans tout cela? il est dans le prix de cette prestation facturée, tenez vous bien, la somme de trente six euros par personne, incroyable dans un tel quartier dans une telle ville et pour une telle qualité.
Un peu tardivement j'ai pensé que le téléphone pouvait immortaliser le risotto.